vendredi 1 mars 2013

Quand la Pologne brisa l'Armée rouge : la guerre soviéto-polonaise de 1920



La Grande Guerre, par son ampleur, ses destructions incommensurables, son étendue géographique, sa durée, a presque totalement éclipsée le souvenir des multiples petits conflits qui, entre la fin de 1918 et 1920 touchent l'est de l'Europe. C'est le sort que connaît la guerre soviéto-polonaise de 1920, souvent traitée comme l'appendice final de la guerre civile russe. Guerre de libération nationale ou croisade révolutionnaire, ce conflit présente un mélange de pratiques obsolètes et d’éléments stratégique novateurs, les charges de cavalerie se font au service d'une tactique qui préfigure la guerre éclair.

David François





Naissance d'un conflit: nationalisme contre internationalisme

Le conflit entre la Pologne et la Russie prend racine en 1815 quand le congrès de Vienne entérine les différents partages de la Pologne opérés au XVIII° siècle par la Russie, la Prusse et l'Autriche. Depuis, l'aspiration à la résurrection d'une Pologne indépendante marque profondément l'identité nationale polonaise. Et ce que trois insurrections et des décennies de résistance aux entreprises de russification ou de germanisation n'ont pu accomplir, la guerre de 1914-1918 va le réaliser. En 1916, les Allemands qui ont envahi la Pologne russe acceptent la formation d'un Royaume de Pologne semi-autonome. Les Alliés ne peuvent alors aller aussi loin sans mécontenter la Russie de Nicolas II. Mais quand celle-ci se retire du conflit au début de 1918, le président américain Woodrow Wilson peut inscrire dans ses 14 points, qui deviennent les buts officiels de guerre des Alliés, la création et l'indépendance de la Pologne. En octobre 1918 quand, face à l'effondrement des Puissances centrales, le conseil de régence à Varsovie proclame l'indépendance de la Pologne, les Alliés entérinent la naissance du nouvel État.

Il faut pourtant attendre la conférence de Versailles, où les grands vainqueurs de la guerre, redessinent la carte de l'Europe pour connaître le contour du jeune État polonais. Mais les Alliés font alors face à une difficulté de taille. La Russie, devenue depuis 1917, le premier État communiste au monde, n'a pas été invitée à participer à la conférence. Si les Alliés ne désespèrent pas de la chute prochaine des Soviets et soutiennent de nombreux efforts en ce sens, ils sont malgré tout incapables de déterminer les frontières à l'est de l'Europe, notamment celle qui doit séparer la Pologne de son voisin russe.

Pendant ce temps les Polonais se donnent pour chef de l’État, Jozef Pilsudski. Ce dernier, ancien membre du Parti socialiste polonais, fut exilé par les autorités tsaristes pendant 5 ans en Sibérie. Farouchement anti-russe, il devient un fervent nationaliste. Pendant la Grande Guerre, il n'hésite pas à prendre la tête d'une légion polonaise qui combat sur le front oriental au sein de l'armée autrichienne. Refusant de prêter une allégeance totale aux Puissances centrales il se retrouve en prison à Magdebourg pour deux ans. Libéré en novembre 1918, il devient le héros national de la Pologne. 

Pilsudski a alors pour objectif de faire retrouver à la Pologne ses frontières de 1772, frontières qui englobent non seulement la Pologne mais également l'Ukraine, la Biélorussie et la Lithuanie. Il envisage donc de former une fédération des petits États issus de l'éclatement de l'empire tsariste qui puisse freiner les aspirations impérialistes de la Russie et de l'Allemagne. Cette ambition se heurte à la volonté des Alliés qui veulent imposer comme frontière avec la Russie la ligne fixée par lord Curzon, ministre britannique des Affaires étrangères. Cette ligne qui laisse des milliers de Polonais à l'est du Bug en dehors de la Pologne n'est pas acceptée par cette dernière alors qu'à l'ouest les Alliés hésitent à lui donner la région minière de Silésie pour ne pas mécontenter les Allemands. Les Ukrainiens et les Lithuaniens qui viennent juste d'accéder à une indépendance encore précaire rejettent tout autant le projet polonais de fédération que les ambitions territoriales de la Pologne. Les Français et les Britanniques mettent en garde les Polonais contre ces projets impérialistes et leur demandent de se contenter des territoires ethniquement polonais.

                                                Le maréchal Pilsudski (via polishnews)

Au moment où l’État polonais renaît, Lénine ordonne à l'armée rouge d'avancer à l'ouest reprendre les territoires occupés jusque là par les armées allemandes. Cette marche vers l'ouest fait face rapidement à l'émergence de pouvoir locaux, expressions des aspirations nationales des peuples de l'ancien domaine des Tsars. Les Soviétiques se heurtent donc aux Ukrainiens, aux Lettons, Estoniens, Lithuaniens et évidemment aux Polonais. Ces derniers affrontent l'armée rouge au printemps 1919. Mais les Soviétiques doivent à nouveau faire face à la menace des armées blanches soutenues par des détachements militaires alliés. La menace de Denikine est plus sérieuse que celle de Pilsudski. Profitant de la faiblesse russe, les Polonais poursuivent leur avance en Biélorussie. Ils s'emparent de Vilnius dont les Lithuaniens avaient fait la capitale de leur jeune république et atteignent la Daugava. Pour les Polonais, il s'agit surtout de mettre les Alliés devant le fait accompli afin qu'ils reconnaissent des frontières orientales polonaises élargies. A la fin de 1919 les Polonais occupent ainsi de larges parties de la Biélorussie, de la Galicie et de l'Ukraine. 

Au début de 1920, la situation a évolué. La guerre civile russe connait ses derniers soubresauts au profit des bolcheviks. Ces derniers peuvent de nouveau tourner leur regard vers l'ouest. Ils concentrent près de 700 000 hommes prés de la Berezina en Biélorussie. Persuadés, à juste titre, que les Russes s’apprêtent à passer à l'attaque, les Polonais veulent les prendre de vitesse en attaquant les premiers en Ukraine. Ils comptent s'appuyer pour réussir sur le soutien de l'ataman ukrainien Semyon Petlioura. Ce dernier, qui se bat depuis 1918 pour l'indépendance de l'Ukraine signe en décembre 1919 un accord avec la Pologne. Il accorde à celle-ci la Galicie orientale et la Volhynie occidental en échange de son aide afin qu'il puisse reprendre Kiev et étendre l'Ukraine indépendante jusqu'au Dniepr.

Pilsudski ordonne d'abord à ses troupes de marcher sur le nord, afin d'aider l'armée lettone à chasser les Soviétiques des rives de la Dvina. Les Polonais parviennent ainsi à s'emparer du point clé que constitue la forteresse de Dvinski le 3 janvier 1920 obligeant les Soviétiques à négocier. Mais Pilsudski, convaincu que les bolcheviks ne cherchent qu'à gagner du temps, fait traîner les pourparlers sur la définition de la frontière. Durant les mois d'hiver, il prépare son pays à la guerre. Les services de renseignements polonais concentrent l'essentiel de leur activité à suivre les mouvement des troupes soviétiques tandis qu'environ 100 000 soldats polonais sont déployés sur un front de près de 1000 km.

Les Alliés, apprenant les préparatifs polonais, mettent en garde Pilsudski. Lord Curzon le prévient le 9 février qu'il ne doit pas compter sur le soutien britannique. Le Conseil suprême Allié transmet une déclaration identique. Mais les services de renseignements polonais ne cessent d'annoncer l'arrivée quotidienne sur le front occidental de nouvelles troupes soviétiques. Pilsudski décide alors de passer à l'attaque. Son plan consiste à d'abord battre les Soviétiques au sud pour permettre la formation d'une République indépendante d'Ukraine sous la direction de Petlioura. L'armée que ce dernier doit mettre sur pied permettra alors aux troupes polonaises de remonter dans le nord où Pilsudski prévoit que doit se dérouler la bataille décisive. Avec la conclusion le 21 avril d'un accord militaire avec Petlioura, les Polonais sont enfin prêts pour passer à l'offensive.


Opération Kiev: les Polonais en Ukraine

Le 25 avril 1920, la 3° armée polonaise, commandé par le général Rydz-Smygly et accompagnée par deux divisions d'infanterie ukrainiennes, s'engage dans une offensive en profondeur en Ukraine. Face à elle se trouvent les 12 et 14° armées rouges commandées par le général Alexandre Iegorov. Les lanciers polonais, après avoir bousculé les troupes frontalières soviétiques, détruisent la 12° armée rouge, foncent en direction du Dniepr et s'emparent facilement de Kiev le 7 mai. Le gouvernement polonais proclame alors qu'il est venu apporter sa protection aux Ukrainiens qui doivent s'armer pour combattre les bolcheviks et gagner leur liberté avec l'aide de la Pologne.

Mais les Soviétiques se ressaisissent rapidement. D'abord ils n'ont pas été battus mais se sont repliés en ordre derrière le Dniepr. Les Polonais n'ont d'ailleurs pu établir qu'une petite tête de pont sur la rive orientale du fleuve et dès la fin mai ils doivent affronter les contre-attaques soviétiques. Le 26 mai 1920, des unités soviétiques appuyées par la 1° armée de cavalerie rouge attaquent autours de Kiev. Après une semaine de combat les Polonais rétablissent leurs positions. Au nord la 1° armée polonaise est battue et doit évacuer les territoires entre la Dvina et la Berezina pour stabiliser le front sur la rivière Auta.

Les Polonais se montrent rapidement incapables d'être à la hauteur de l'ambitieux plan stratégique de Pilsudski. Leur avance rapide sur Kiev a ainsi démesurément étendu leur ligne de ravitaillement. De plus ils ne trouvent guère de soutien parmi les population ukrainiennes qui sont autant anti-russes qu'anti-polonaises. Alors que les Polonais espéraient la formation d'une armée ukrainienne nombreuse leurs espérances sont vite déçues. Les forces ukrainiennes sont incapables de tenir le front face aux Soviétiques obligeant les unités polonaises à rester en Ukraine.

Les troupes polonaises doivent alors tenir un front de plus de 300 kilomètres avec seulement 120 000 hommes appuyés par 460 pièces d'artillerie. Les généraux polonais s'inspirant de la guerre sur le front occidental souhaitent établir une ligne de défense linéaire couvrant l'ensemble du front. Mais à la différences du front occidental saturé de mitrailleuses, de canons et de troupes, le front polonais est pauvre en hommes et en artillerie et ne dispose d'aucun ouvrage fortifié. A cela s'ajoute le fait que les Polonais ne disposent d'aucune réserve stratégique pour pallier une éventuelle percée ennemie.

De leur coté les Soviétiques ne cessent de se renforcer. Le fer de lance de l'armée rouge, la première armée de cavalerie rouge, commandée par le général Semyon Boudienny, et qui rassemble prés de 16 000 cavaliers appuyés par 5 trains blindés rejoint ses positions de départ sur le front ukrainien à la fin mai. Au nord, prés de 100 000 soldats rouges sont mobilisés. Il ne fait pas de doute que les Soviétiques veulent frapper un grand coup mais veulent-ils seulement infliger une correction aux Polonais ?

Au début de 1920, conscient que la guerre civile est gagnée, Lénine développe l'idée d'exporter la révolution en Europe occidentale par le biais des soldats de l'armée rouge. Et le plus court chemin pour atteindre Berlin puis Paris passe par Varsovie. Sinon, la Russie soviétique restera une forteresse isolée, d'autant plus fragile qu'elle est ruinée par des années de guerre.

    L'avance polonaise en juin 1920 (via wikipedia)

L'offensive soviétique: en route vers l'Occident

Le 5 juin, la cavalerie rouge de Boudienny s'élance sur les lignes polonaises au sud de Kiev. Les unités à cheval s'infiltrent derrière les lignes polonaises pour couper les communications. La lutte est féroce et quand sur sa route les cavaliers soviétiques s'emparent d'un hôpital militaire rempli de soldats polonais blessés, ils l'incendient. Les troupes polonaises, incapable de contre-attaquer sont obligées de reculer vers l'ouest, vers la Volhynie. Ils abandonnent Kiev le 11 juin, emportant dans leurs fourgons le gouvernement de Petlioura qui laisse définitivement l'Ukraine derrière lui.

Mais l'attaque soviétique sur l'Ukraine n'est qu'un aspect de l'assaut soviétique contre la Pologne qui comprend un second volet. Si la cavalerie rouge de Boudienny a pour mission principale de chasser l'armée polonaise d'Ukraine, au nord, les Soviétiques ont rassemblée 4 armées (4°, 15°, 3°, 16° du nord au sud) soit près de 160 000 hommes dont 11 (000) (?) cavaliers, soutenus par près de 700 canons et 3000 mitrailleuses. Ce front est commandé par le jeune général Mikhail Toukhatchevski alors âgé de 27 ans mais déjà auréolé par ses victoires lors de la guerre civile. Il a pris soin de concentrer ses troupes sur quelques secteurs décisifs afin de bénéficier de l'avantage du nombre qui est alors de 4 contre 1, puis de progresser selon l'axe Smolensk-Brest Litovsk.

Le 4 juillet il lance son flanc droit, commandé par l'Arménien Gayk Bzhishkyan, le long de la frontière lituanienne et prussienne et le 3° corps de cavalerie caucasien déborde des Polonais obligés de fuir. Les 4°, 15° et 3° armée rouges progressent vers l'ouest soutenues au sud par la 16° armée rouge et le groupe Mozyr. Si les Polonais se battent bravement, ils manquent de ravitaillement, surtout en munitions et ne peuvent donc stopper l'avance soviétique. Pendant trois jours le sort de la bataille paraît incertain mais la supériorité numérique soviétique parvient à l'emporter, non sans mal. Ainsi deux bataillons du 33° régiment d'infanterie polonais parviennent à bloquer pendant une journée deux divisions de l'armée rouge empêchant ces dernières de déborder par le nord le front polonais. Cette défense opiniâtre empêche Toukhatcheski de réaliser son plan initial: pousser les Polonais au sud-ouest dans les marais de Pinsk. Le 12 juillet, Minsk, la capitale de la Biélorussie tombe au main de l'armée rouge. 

Les Polonais se retranchent finalement sur la ligne dite « des tranchées allemandes », un ensemble de fortifications de campagne construit pendant la Grande Guerre et qui donne une opportunité de stopper l'avance soviétique. La bataille de Vilnius qui se déroule de 11 au 14 juillet montre rapidement les limites de ce système défensif. Les troupes polonaises qui sont toujours en nombre insuffisant pour tenir l'ensemble du front ne peuvent empêcher que les Soviétiques, qui concentrent leur attaques sur les points les moins défendus, finissent par percer obligeant l'ensemble du dispositif polonais a reculer. Le 14 Vilnius est prise par les Soviétiques et les Lituaniens, qui rejoignent à ce moment les Russes dans la guerre, puis c'est au tour de Grodno de tomber le 19. Le 1er août, Brest-Litovsk est aux mains des Soviétiques. Dans le sud, les troupes de Boudienny continuent à progresser s'emparant de Brodno et s'approchant de Lvov et Zamosc. 

La route de Varsovie s'ouvre devant l'Armée rouge qui a alors chassé les Polonais d'Ukraine et de Biélorussie. Le 20 juillet, plein de confiance, Toukhatchevski lance son célèbre ordre du jour: « Le sort de la révolution mondiale se décide à l'ouest; la route de l'incendie mondial passe sur le cadavre de la Pologne ! A Varsovie ! » Le sort de la Pologne indépendante est en jeu.

    L'avancée soviétique en aout 1920 (via wikipedia)

Une bataille pour l'Europe ?

Face à l'attaque polonaise, les autorités soviétiques se sont appuyées sur le traditionnel patriotisme russe, ralliant à leur cause certains de leurs adversaire, notamment d'anciens officiers tsaristes comme le général Broussilov le dernier commandant en chef de l'armée russe. Mais dès que l'Armée rouge quitte la Biélorussie et l'Ukraine en direction de l'ouest, les dirigeants bolcheviks commencent à croire en la possibilité de vaincre la Pologne, de la transformer en république soviétique. L'armée rouge se retrouverait alors sur la frontière allemande, à environ 200 km de Berlin. Et l'Allemagne, patrie de Marx et nation la plus industrialisée d'Europe, est pour Lénine, le cœur de la Révolution mondiale. Son Parti communiste est d'ailleurs le plus puissant au monde après celui de la Russie soviétique. Le pays se relevant difficilement de sa défaite de 1918, reste encore la proie de troubles. En mars 1920 à la suite d'un putsch raté organisée par l'extrême-droite contre la république de Weimar, une grève générale a paralysé le pays. Dans le bassin de la Ruhr, une armée rouge composée d'environ 80 000 ouvriers a contrôlé rapidement l'ensemble du bassin minier avant d'être battu par l'armée régulière. Pour Lénine, l'entrée de l'armée soviétique en Pologne ne peut que rallumer les feux de la révolution allemande et si, Varsovie prise, le prolétariat allemand demande la fraternelle assistance des Soviétiques, rien n'empêchera la cavalerie rouge de déferler sur le Reich et pourquoi pas d'atteindre le Rhin. Cela signifierait inévitablement l'instauration du communisme à l'ensemble de l'Europe.

Cet espoir révolutionnaire enfièvre le second congrès de l'Internationale communiste qui s'ouvre à Petrograd le 19 juillet. Dans la salle où se déroulent les séances du Komintern, une immense carte a été dressée où chaque délégué peut suivre, par le biais de petits drapeaux, l'avance des unités de l'armée rouge en Pologne, et espérer que l'Europe sera soviétique avant Noël. Pourtant à la direction du Parti bolchevik des dissensions se font entendre. Trotsky et Staline refusent en effet l'idée de Lénine, de marcher sur l'Allemagne. Ils bénéficient dans leur opposition du soutien de Karl Radek qui avance l'argument que les populations polonaises et allemandes ne sont pas préparées à accepter le communisme. Mais pour Lénine, c'est le sort de la Révolution en Europe qui se joue sur le front polonais. Appuyé par Kamenev et Zinoviev il l'emporte finalement. 

La victoire de Lénine se traduit par la création à Byalistok d'un comité révolutionnaire polonais, embryon du futur pouvoir soviétique en Pologne, dirigé par Felix Dzerjinski, le créateur et dirigeant de la Tcheka, Julian Marchlevski et Felix Kon. Le 3 août ce comité publie un « Manifeste au peuple travailleur polonais des villes et des champs » et se proclame gouvernement révolutionnaire socialiste et se charge d'administrer les territoires polonais conquis par l'armée rouge. Mais il rencontre peu d'écho car il n'a aucun lien avec le monde ouvrier polonais. Bien au contraire, face à la menace russe, les ouvriers polonais se portent volontaires pour défendre Varsovie. Malgré les avis prédisant qu'aucune insurrection prolétarienne dans Varsovie n'est probable ni d'ailleurs n'importe où en Pologne, Lénine exige que la capitale polonaise soit prise le plus rapidement possible. Il ne tient surtout pas compte de l'avis de Trotski qui lui fait remarquer que la prise de Varsovie ne peut se réaliser que par un étirement extrême des lignes de ravitaillement soviétiques, étirement qui peut se révéler rapidement dangereux.

Face à la perspective d'une chute de Varsovie qui semble inéluctable et qui signifie la mort de la Pologne indépendante, le nouveau chef du gouvernement Wladislaw Grabski se rend à Spa demander l'aide du Conseil suprême des forces alliés. Les critiques envers l'action des Polonais sont sévères et les conditions mises pour une aide sont drastiques. Le protocole de Spa signé le 10 juillet impose que la Pologne se plie enfin aux décisions du Conseil allié concernant ses frontières avec la Tchécoslovaquie et la Lithuanie et qu'elle retire toute ses troupes derrière la ligne Curzon jusqu'à ce qu'un armistice puisse être signé.
Malgré cette sévérité les Alliées sont inquiets. Ils craignent que les Soviétiques traversent le Bug et s'emparent de Varsovie. Ils ne peuvent donc rester sourds aux appels à l'aide des Polonais qui réclament des armes et des munitions et n'ont d'autre choix que de les aider. Le gouvernement britannique demande aux Soviétiques de cesser les hostilités et d'accepter la ligne Curzon comme frontière sinon la Grande-Bretagne soutiendra la Pologne par tous les moyens. Sans réponse de la part des Soviétiques, Britanniques et Français envoient en Pologne une mission interalliée qui arrive à Varsovie le 25 juillet. En son sein se trouve le général Maxime Weygand, le chef d'état-major du maréchal Foch pendant la guerre, accompagné de son aide de camp le capitaine Charles de Gaulle. Les Britanniques sont représentés par le vicomte Edgar d'Abernon et le major-général Percy Radcliffe. Cette mission renforce les importantes missions militaires britanniques et françaises installées en Pologne depuis 1919. En 1920 ce sont prés de 400 officiers français qui sont alors en Pologne en tant qu'instructeurs. Les experts militaires occidentaux se mettent aux travail pour aider les Polonais à arrêter les Soviétiques. 

Cette aide militaire ne fait pas l'unanimité. L'opinion occidentale est en effet généralement hostile aux Polonais, notamment à gauche. Le parti travailliste britannique demande ainsi aux ouvriers anglais de ne pas prendre part au conflit du coté des Polonais. En France, L'Humanité demande que la Pologne réactionnaire ne reçoive aucun soutien français. En Europe, les organisations communistes appellent les ouvriers à empêcher le départ d'armes et de munitions pour la Pologne. Cheminots allemands et tchèques mais aussi des dockers anglais refusent de charger le matériel destiné aux Polonais. A Dantzig, seul port où peuvent débarquer des cargaisons pour la Pologne, ce sont les dockers allemands qui entravent les déchargements car la propagande nationaliste les a convaincus qu'une victoire des Soviétiques permettrait de rattacher la ville à l'Allemagne. L'infanterie de marine française est donc envoyée dans le port de la Baltique pour accélérer le déchargement des armes et munitions. Seul les Hongrois envisagent d'envoyer un corps de cavalerie de 30 000 hommes soutenir les Polonais. Mais ce projet échoue devant le refus du gouvernement tchécoslovaque de laisser ces hommes traverser son territoire.

A la mi-août l'arrivée du matériel allié s'accélère. A l'aéroport Mokotow, les mécaniciens polonais travaillent sans cesse pour assembler d'ancien avions de la RAF destinés à empêcher les reconnaissances aériennes soviétiques. Début août 1920, la situation semble désespérée pour les Polonais. Avançant de prés de 30 km par les jour les soldats de Toukhatchevski traversent le Bug le 22 juillet et pénètrent en territoires indiscutablement polonais. Pilsudski, qui semble surpris que les Soviétiques osent ainsi bafouer la ligne Curzon, comprend alors que leur objectif n'est autre que Varsovie. Il est vrai que le 1er août les Soviétiques en s'emparant de Brest-Litovsk ne se trouvent plus qu'a 200 km de Varsovie. Et ils continuent à avancer. Le font soviétique du nord-ouest traverse la Narew le 2 août tandis que le front sud-ouest approche de Lvov, important centre industriel du sud de la Pologne.
                                         Kalinine et Boudienny sur le front polonais (via soviethistory.org)

La bataille de Varsovie ou le miracle de la Vistule

La prise de Varsovie par les soldats de l'armée rouge semble alors inéluctable. La seule solution pour sauver la capitale polonaise reste le lancement d'une large contre-offensive. Mais l'ensemble des forces polonaises est déjà sur le front et il n'est pas question pour les généraux de dégarnir le front sud face à Boudienny en faveur d'un front nord où le danger est pourtant plus pressant. Le gouvernement fait donc appel à la conscription et à l'engagement volontaire tout en pressant les Alliés de lui fournir un approvisionnement vital en armes et munitions.

Persuadé que les Polonais sont sur le point de s'effondrer, Toukhatchevski s'apprête à porter le coup de grâce. Pour cela il souhaite contourner les défenses nord de Varsovie et attaquer la ville en partant du nord-ouest. Les Soviétiques traversent la Vistule à Plock au nord de la capitale polonaise. Pendant ce temps la 16° Armée rouge avance sur Varsovie par l'est bien que son flanc sud ne soit protégé que par les 8 000 hommes du groupe Mozyr. Si la cavalerie de Budienny commence à quitter le front sud pour rejoindre les troupes de Toukhatchevski, ce dernier ne semble pas préoccupé de renforcer ce flanc sud dangereusement dégarni. Le gros des troupes soviétiques s'est trop avancé vers l'ouest au delà de la Vistule négligeant de consolider sa jonction avec les troupes de Boudienny, liaison qui repose uniquement sur un groupe Mozyr qui ne compte que 8 000 hommes.

Dès la mi-juillet, Pilsudski a perçu les chances qu'il avait de percer le centre du front soviétique, là où se tient le groupe Mozyr aux effectifs bien faibles. Pilsudski veut enfoncer ce centre puis progresser vers le nord dans un mouvement d'encerclement des forces de Toukhatchevski. Les risques associés à ce plan sont importants. Pour qu'il réussisse il faut pouvoir compter sur la résistance des troupes défendant Varsovie face au gros des forces soviétiques et surtout déterminer si les troupes du front sud pourront participer à l'assaut. Le problème qui se pose à Pilusdski est celui de la répartition de ses forces pour mener son opération à bien. Combien de troupes sont-elles nécessaires pour défendre Varsovie ? Combien peut-on retirer d'unités du front sud sans le mettre en péril ? Une fois ces arbitrages fait, restera-t-il suffisamment d'unités pour lancer avec une chance de succès l'attaque contre les Soviétiques ? Pilsudski décide finalement de ramener du front sud des unités afin de former une troupe de 20 000 hommes soit 5 divisions qui forment la 4° armée sous les ordres de Rydz-Smigly. Cette armée a pour mission d'attaquer par le sud et d'écraser le groupe Mozyr puis de se lancer en direction du nord dans un mouvement d'encerclement des troupes de Toukhatchevski. Dix divisions forment les 1° et 2° armées et doivent défendre Varsovie face à l'est. Cinq autres divisions, formant la 5° armée, sous les ordres de Sikorski, doivent défendre la capitale au nord autour de la forteresse Modlin. La réussite du plan nécessite que cette 5° armée tienne fermement ses positions sur la rivière Wrka au nord de Varsovie face aux éléments de pointe de l'armée rouge. Même la mission militaire Alliée doute de l'efficacité du plan polonais et va jusqu'à recommander l'organisation d'une solide ligne de défense à l'ouest de Varsovie, signifiant ni plus ni moins l'abandon de la capitale.

Pour réussir son entreprise, Pilsudski peut compter sur la levée en masse que connaît son pays. L'armée passe ainsi de 150 000 hommes à 180 000 début août puis à plus de 300 000. Formées hâtivement, mal entraînées et sous-équipées, les nouvelles unités polonaises reçoivent un précieux renfort, celui de l'armée bleue du général Jozef Haller, formée de Polonais émigrés, qui arrive de France où elle s'est battue pendant le Grande Guerre. La mince flotte aérienne polonaise est également renforcée par une escadrille de pilotes volontaires américains, l'escadrille Kosciuzko. Pour parfaire la défense de Varsovie le gouvernement peut s'appuyer aussi sur un ensemble hétéroclite d'environ 80 000 volontaires ouvriers et paysans.

Le 13 août, la 3° armée rouge lance l'assaut final contre Varsovie. Les Soviétiques attaquent, percent les lignes polonaises et s'emparent de Radzymin, à 25 km de Varsovie. Les éléments les plus avancés peuvent déjà voir au loin les clochers de la ville. Au même moment la 4° armée rouge attaque par le nord sur la rivière Wkra. La situation devient désespérée pour les Polonais. Le général Haller demande alors à Pilsudski d'avancer son attaque de 24 heures, ce que ce dernier accepte, bien que les préparatifs ne soient pas totalement terminés. La 27° division d'infanterie de l'armée rouge atteint Izabelin à 12 km de Varsovie. 

Les Polonais contre-attaquent pour reprendre Radzymin et après de durs combats au corps à corps ils reprennent la ville le 15 août. Pendant ce temps, le 5° armée de Sikorski attaque la 5° armée rouge au nord-ouest de Varsovie mais expose dangereusement son flanc. Pourtant les Soviétiques ne profitent pas de cette opportunité qui aurait pu être fatale aux Polonais. La cavalerie de Gayk Bzhishkyan au lieu d'attaquer le flanc gauche de Sikorski et de soutenir la 4° armée préfère en effet couper les lignes de chemin de fer plus à l'ouest. C'est là le résultat d'un manque de communication et de coopération entre les différents commandants soviétiques. Si cette faiblesse touche d'abord les unités de l'armée de Toukhatchevski, elle s'étend aussi à l'ensemble des troupes soviétiques. Ainsi Boudienny refuse que ses cavaliers qui stationnent alors près de Lvov montent vers le nord, ignorant ainsi les appels de Toukhatchevski, peut être sur les conseils de Staline. Ce dernier qui est alors commissaire politique du front sud-ouest veut se voir attribuer le mérite de la prise de Lvov. Sikorski profite ainsi de l'inaction des Soviétiques pour lancer une série de raids. Ces opérations offensives localisées et limitées qui reposent sur l'utilisation de chars, de camions et de véhicules blindés permettent de créditer Sikorski d'avoir le premier utilisé la tactique de la guerre éclair. Il parvient ainsi par un coup de main à s'emparer du siège de l’état-major de la 4° armée rouge à Ciechanow, capturant des plans et des chiffres. 

Au sud, le 16 août, les cavaliers de Budienny traversent le Bug et progressent en direction de Lvov. Pour empêcher la prise de la ville, les appareils de la 3° division aérienne polonaise bombardent et mitraillent la colonne. Au prix de plus de 190 sorties et de prés de 9 tonnes de bombes, les aviateurs polonais parviennent à ralentir la progression des cavaliers, qui tombe même à seulement quelques kilomètres par jour, gagnant un temps précieux pour permettre aux troupes terrestres de se déployer au nord. Au centre la 1° armée polonaise commandée par le général Franciszek Latinik repousse l'assaut sur Varsovie de six divisions soviétiques.

Le 16, Jozef Pilsudski lance sa contre-offensive. Les troupes polonaise de la 4° armée s'élancent à partir de la rivière Wieprz. Face à elles ne se trouve que le groupe Mozyr composé de la seule 57° division d'infanterie. Les Polonais parviennent à battre les premières lignes soviétiques puis parcourant prés de 120 km en trois jours, elles progressent en direction du nord sans rencontrer de résistance. Le groupe Mozyr en déroute, les Polonais se trouvent face au vide et exploitent au mieux la situation coupant les voies de ravitaillement de la 16° armée rouge.. La 1° division polonaise avance ainsi de plus de 250 km en 6 jours entre Lubartov et Byalistok et participe à deux batailles. Pour franchir les lignes soviétiques, la 4° armée polonaise, reçoit le soutien de 12 chars Renault de type FT-17. Elle parvient à atteindre Brest-Litovsk fermant la nasse où se retrouve la 16° armée rouge. Pendant que les troupes de Sikorski continuent à harceler les Soviétiques, Pilsudski qui suit l'avance de ses troupes dans un camion décide de pousser encore plus au nord.

Le 18 aout, Toukhatchevski, installé à Minsk, conscient que ses unités les plus avancées en territoire polonais risquent d’être débordées, ordonne la retraite. Une retraite qu'il veut limitée afin de réorganiser son front, d'arrêter l’attaque polonaise puis de reprendre l'initiative. Mais la déroute a déjà commencé. La 5° armée de Sikorski brise le front soviétique à Nasielsk et met en déroute les 3° et 15° armées rouges. Elle avance alors rapidement vers le nord, utilisant des véhicules blindés, des chars et mêmes deux trains blindés, pour encercler la 4° armée rouge dans une véritable opération de guerre éclair. La cavalerie de Gayk Bzhishkyan et la 4° armée sont prises au piège. Malgré de sérieux accrochages avec les Polonais, les cavaliers et certaines unités de la 4° armée parviennent à se réfugier en Prusse orientale. Elles sont désarmées et internées par les autorités allemandes. Mais la majeure partie de la 4° armée rouge, incapable de s’échapper doit se rendre aux Polonais. Seule la 15° armée rouge tente de protéger la retraite. La défaite de cette armée le 19 puis le 20 août a pour résultat de faire cesser toute résistance sur le front nord ouest. Le 24 aout la défaite soviétique est définitivement consommée. Sur 4 armées du front nord-ouest, les 4° et 15° ont été battues sur le champs de bataille, la 16° s'est désintégrée à Byalistok, seule la 3° a réussi à battre en retraite. Toukhatchevski abandonne 200 pièces d'artillerie, 1000 mitrailleuses, 10 000 véhicules de toutes sortes et plus de 66 000 prisonniers. Le total des pertes soviétiques se monte à prés de 100 000 hommes contre 4500 polonais tués et 21000 blessés. 

Les Polonais doivent encore conjurer la menace que fait peser la cavalerie de Budienny au sud. Le 27 aout, Pilsudski confie à Sikorski le commandement de la 3° armée avec pour mission d'écraser les cavaliers rouges. L'avant-garde de Sikorski, c'est à dire la 13° division d'infanterie et la 1° division de cavalerie commandées par Haller, affronte la cavalerie de Boudienny à Zamarc. Les lanciers à cheval polonais chargent et mettent en pièce les Soviétiques. Après un second engagement à Komarow, Budienny ordonne une action d’arrière-garde pour permettre la retraite et ainsi éviter l'anéantissement de son armée.

Pendant ce temps au nord Pilsudski poursuit les troupes de Toukhatchevski en retraite en Biélorussie. Sur le Niémen, les Polonais enfoncent à nouveau les lignes de défense soviétiques le 26 septembre et détruisent la 3° armée rouge avant de s'emparer de Grodno. Le 27 septembre ils affrontent encore les troupes soviétiques démoralisées sur la rivière Szczara. Ces dernières, à nouveau battues, doivent se replier sur Minsk. Lors de cette bataille du Niémen, les Russes ont perdu 160 canons et 50 000 prisonniers. L'armée rouge subit sa défaite la plus cuisante de son histoire. La guerre a fait plus de 150 000 morts coté soviétique et prés de 50 000 du coté polonais.

Un armistice est finalement signé le 12 octobre entre Polonais et Soviétiques. De longues négociations s'engagent pour mettre fin aux hostilités et déterminer le tracé de la frontières polono-russe. Le 18 mars 1921 le traité de Riga laisse à la Pologne un ensemble de territoire incluant régions ukrainiennes et biélorusses revendiquées par les Soviétiques. L'URSS devra attendre l’écrasement de la Pologne par l'Allemagne en septembre 1939 pour, conformément au protocole secret du pacte germano-soviétique, récupérer ces territoires.

Conclusion

Vite oubliée en Occident la bataille de Varsovie a évité que le communisme ne s'étende en Europe sur les pas de l'armée rouge dès 1920. Il faudra attendre 1944 pour que le rêve de Lénine se réalise en partie, quand l'armée rouge occupera l'ensemble de l'Europe orientale. Sur le plan militaire, la guerre soviéto-polonaise a de quoi surprendre les observateurs étrangers. Après des années de guerre de tranchées nécessitant des sacrifices immenses pour des avancée dérisoires, ils assistent à une guerre de mouvement rapide où l'arme maitresse est la cavalerie. S'il n'est pas possible de parler de Blitzkrieg, cette guerre réhabilite les stratégies offensive et les attaques en profondeur. Toukhatchevski pourra s'appuyer sur son expérience de ce conflit pour développer son concept d'opération en profondeur qui s'exprimera pleinement lors des grandes offensives soviétiques de 1944-1945. Mal connue, la guerre qui opposa la Pologne et la Russie soviétique, et surtout la contre-attaque polonaise qui détruisit l'armée soviétique restent un chef d’œuvre de tactique. 

Bibliographie :


Norman Davies, White Eagle, Red Star: the Polish-Soviet War, 1919-20, Pimlico, 2003, (première édition: New York, St. Martin's Press, 1972.) 
Thomas Fiddick « The 'Miracle of the Vistula': Soviet Policy versus Red Army Strategy », The Journal of Modern History, vol. 45, no. 4, 1973, pp. 626-643. 
Thomas C. Fiddick, Russia's Retreat from Poland, 1920, Macmillan Press, 1990. 
Adam Zamoyski, Warsaw 1920. Lenin's failed Conquest of Europe, Harper Press, 2008.
Maria Pasztor, Frédéric Guelton, « La bataille de la Vistule, 1920 », Nouvelle Histoire Bataille, Cahiers du CEHD, n°9, 1999, pp. 223-250.
Frédéric Guelton, « La France et la guerre polono-bolchevique », Annales de l'Académie polonaise des Sciences- Centre scientifique de Paris, Vol 13, 2010, pp. 89-124.
Orlando Figes, La Révolution russe. 1891-1924 : la tragédie d'un peuple, Éditions Denoël, 2007.

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