mercredi 25 septembre 2013

Interview de Stéphane Mantoux : L'offensive du Têt


Agrégé d'histoire, Stéphane Mantoux est membre de la rédaction du blog l’autre côté de la colline et est aussi l’animateur d’Historicoblog3. Il collabore par ailleurs à plusieurs magazines, dont  2e Guerre Mondiale, et au site Alliance Géostratégique qui traite des questions de défense. Son premier ouvrage, L’offensive du Têt : 30 janvier-mai 1968, vient d’être publié aux éditions Tallandier.

Propos recueillis par David François et Adrien Fontanellaz 




Pourriez-vous nous indiquer ce qui vous a incité à aborder la guerre du Vietnam en général et l'offensive du Têt en particulier ?

Adolescent, j'ai été fasciné par la guerre du Viêtnam en regardant à la fois les « grands » films hollywoodiens sur le conflit (notamment Apocalypse Now et Platoon, plus tard Full Metal Jacket et Voyage au bout de l'enfer) et la série américaine L'enfer du devoir. Puis, me passionnant pour l'histoire militaire et faisant mon chemin via l'université, j'en suis venu à accumuler les lectures, de témoins, d'acteurs importants, d'historiens, sur la guerre du Viêtnam, pour savoir ce qu'il en était réellement de ce conflit. Ce qui m'intéressait aussi, c'est que le sujet restait peu connu finalement en français. Il a fallu attendre, en 2011, la traduction de la synthèse de l'historien américain John Prados chez Perrin (parue initialement en anglais en 2009), pour que le grand public ait accès à un ouvrage relativement global, quoiqu'encore difficile d'accès, il faut le dire, pour une première lecture. Le choix de l'offensive du Têt s'est imposé assez vite comme sujet d'un livre puisque cet événement reste le tournant du conflit et par ailleurs, son interprétation est disputée, y compris en France, où il est relativement peu connu.
A vous lire, on se rend compte que les Etats-Unis s'engagent à reculons dans ce conflit, pourriez-vous nous en dire plus sur ce processus qui aboutit à un déploiement de forces aussi massif ?

Il y a, en réalité, une continuité dans les entreprises des différentes administrations américaines depuis Eisenhower jusqu'à Lyndon Johnson, entre 1954 et 1964-1965. Il faut rappeler que les Etats-Unis financent déjà largement la guerre d'Indochine, et ce dès 1950, car ils en font un enjeu de la guerre froide en Asie, surtout à partir de l'invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord. Après la partition du Viêtnam à la conférence de Genève, les Américains vont chercher à bâtir un Sud-Viêtnam indépendant capable de résister à une poussée communiste venant du Nord. Ce sont eux qui choisissent Diêm, le dirigeant sud-Viêtnam, et qui bâtissent, assez largement, l'armée du régime, prenant la suite des Français. On a longtemps pensé que le président Kennedy était réticent à s'engager davantage au Sud-Viêtnam, et que, s'il n'avait pas été assassiné à Dallas, le 22 novembre 1963, le cours des choses aurait peut-être été différent. Or, Kennedy a accru l'effort américain en 1962 en fournissant des hélicoptères pilotés par des Américains et des véhicules blindés à l'armée sud-viêtnamienne, qui redonnent temporairement à celle-ci l'avantage contre la guérilla. Il a également augmenté le nombre des conseillers militaires. Enfin, avant d'être assassiné, Kennedy n'a pas empêché l'éviction de Diêm, largement soutenue par les Américains, qui s'avère être une catastrophe sur le plan politique pour le Sud-Viêtnam. Quant à Johnson, le successeur de Kennedy, il est pris au piège d'une rhétorique de fermeté à l'égard du communisme, alors même qu'il cherche plutôt à faire avancer ses réformes intérieures -le projet de « Grande Société ». Il n'en demeure pas moins que Johnson et ses conseillers font le pari d'une guerre « limitée », ce qui n'est pas sans conséquences à partir du moment où les Américains interviennent au Sud-Viêtnam directement, en 1965.

L'armée sud-vietnamienne est encore le plus souvent perçue comme une force secondaire, un maillon faible, pourriez-vous nous éclairer sur ce que furent ses capacités réelles ?

L'armée sud-viêtnamienne, l'Army of the Republic of Vietnam (ARVN), est l'héritière de la force supplétive créée par les Français à la fin de la guerre d'Indochine. Quand les Américains prennent le relais, à partir de 1955, ils ont davantage en tête le schéma de la guerre de Corée, qui est largement une guerre conventionnelle, que celui du conflit qui vient de se terminer sur place. Il faut dire que le parallèle géographique est évident, avec un Nord communiste faisant face à un Sud rattaché au camp des Etats-Unis. C'est pourquoi les Américains optent pour une armée conventionnelle, organisée en divisions régulières, là où Diêm et certains de ses conseillers souhaitaient davantage une force tournée vers la contre-insurrection. Un des problèmes essentiels de l'ARVN est qu'elle est largement bâtie sur le modèle américain, sans que le Sud-Viêtnam ait les moyens de supporter ce que cela implique, notamment en termes coût financier ou de logistique. En outre, Diêm s'assure de la loyauté de l'armée en nommant les officiers davantage en fonction de leur fidélité que de leur compétence. La corruption se développe alors même que le recrutement pose problème et doit souvent être forcé. Il y avait pourtant un potentiel réel au Sud-Viêtnam pour bâtir une armée capable de tenir la dragée haute à l'insurrection ou aux réguliers nord-viêtnamiens, comme le montrent les succès obtenus en 1962 avec l'apport du matériel américain (hélicoptères, véhicules blindés). Le renversement de Diêm fragilise l'ARVN, dont les limites sont déjà apparues lors du revers d'Ap Bac, en janvier 1963. Le chaos politique qui s'ensuit profite au Viêtcong et la situation ne se rétablit qu'avec l'installation de la junte militaire, qui correspond à l'intervention américaine de mars 1965. Par la suite, l'ARVN se retrouve reléguée, de par la présence des Américains, à des tâches de pacification, exception faite des unités d'élite qui sont fréquemment engagées dans les grandes opérations -Marines, troupes aéroportées, Rangers notamment. L'armée sud-viêtnamienne manifeste de réelles qualités, à côté de problèmes structurels, mais n'a pas été employée, jusqu'au Têt, dans le rôle qui aurait dû être le sien.

Quels furent les raisons de Hanoï pour déclencher l'offensive du Têt et quels en étaient les objectifs et enfin les moyens investis pour les atteindre ?

La question est historiographiquement débattue, comme vous le savez. Sur les raisons, on peut penser, sans trop se tromper, que les communistes nord-viêtnamiens cherchaient à reprendre l'initiative, puisqu'une sorte de parité trompeuse s'installe dans les premiers mois de 1967. Je dis trompeuse car on a l'impression que ce sont les Américains et leurs alliés qui dictent le tempo des opérations avec les missions « search and destroy » de grande envergure, comme Cedar Falls ou Junction City, alors qu'en fait ce sont souvent le Viêtcong  et les Nord-Viêtnamiens qui dictent les paramètres de l'engagement. Il est vrai par contre que les communistes ont sans doute manqué l'occasion de faire tomber le Sud-Viêtnam -mais le voulaient-ils vraiment à ce moment-là ? C'est la question- entre la chute de Diêm et l'intervention directe des Américains, entre novembre 1963 et mars 1965. Il s'agit de sortir de l'impasse qui s'est progressivement installée depuis : les Américains ne peuvent venir à bout de l'insurrection alimentée par le Nord, en dépit d'un déploiement massif et d'une colossale puissance de feu, mais le Viêtcong et les Nord-Viêtnamiens ne peuvent se risquer à affronter les Etats-Unis dans de grandes batailles rangées, comme l'a montré la bataille de Ia Drang en novembre 1965. Les objectifs sont plus difficiles à cerner, en raison de l'accès, encore difficile aujourd'hui, aux sources communistes du Nord-Viêtnam. L'offensive a fait l'objet d'un débat intense au sein du parti. Ses promoteurs escomptent probablement soulever la population du Sud dans le cadre de cette offensive générale, ce qui montre l'influence de la guérilla communiste telle qu'elle avait pu être théorisée par Mao. Le plan vise probablement aussi à faire s'écrouler le régime de Saïgon et son armée, en comptant sur les défections et en investissant les villes, notamment Saïgon, pour montrer que le pouvoir sud-viêtnamien est incapable de garantir la sécurité de la population. Il est encore plus délicat de déterminer les objectifs concernant les Américains. On peut penser que l'offensive est conçue pour entraîner leur retrait, ou du moins un affaiblissement tel qu'il conduise, à terme, à leur départ. En revanche, les communistes ont probablement réécrit a posteriori qu'ils voulaient provoquer un choc dans l'opinion américaine pour retourner la population aux Etats-Unis contre la guerre. Quant aux moyens engagés, ils sont considérables, puisque c'est le Viêtcong qui supporte le gros de l'offensive, alimentée par la piste Hô Chi Minh, l'armée nord-viêtnamienne concentrant les unités engagées au sud sur quelques objectifs seulement, Khe Sanh et Hué en particulier (mais des régiments sont aussi présents autour de Saïgon). L'offensive est d'ailleurs préparée sur presque une année, c'est dire l'ampleur de l'effort consenti.

Soldats nord-vietnamiens équipés d'un RPG-2 (via wikicommons)
Vous parlez de l'aide du monde communiste au Vietnam du Nord, notamment en matière d'armement, mais pouvez-vous nous dire si des militaires du "camp socialiste" ont participé aux combats et si des conseillers militaires ont préparé une opération d'envergure comme celle du Têt ?

Question là encore délicate, puisque toutes les sources ne sont pas disponibles : impossible, donc, d'émettre un avis définitif. Il est peu probable que des conseillers militaires chinois ou soviétiques aient pris part au combat du Têt. D'abord parce que la Chine, par exemple, se limite à un soutien « en arrière », au Nord-Viêtnam, notamment par la présence de divisions antiaériennes et de formations du génie chargées des reconstructions après les raids aériens américains. Ensuite parce que la rivalité grandissante, à partir de 1960, entre la Chine et l'URSS, fait que cette dernière ne s'impose pas véritablement comme un allié de poids face à la Chine avant 1967 au moins, donc au moment où l'offensive du Têt est déjà planifiée. Le plan, qui a largement été bâti par le général Giap, le ministre de la Défense nord-viêtnamien -mais qui n'était pas partisan de l'offensive-, laisse peut-être entrevoir une influence soviétique, mais en l'état, on ne peut l'attribuer directement à un groupe de conseillers militaires qui aurait encadré Giap. Pour la Chine, par exemple, la situation pendant la guerre du Viêtnam diffère profondément de ce qu'a été la guerre d'Indochine : Hanoï décide des orientations et Pékin n'en est informée qu'après, sans aucun droit de regard ou presque, ce qui n'est pas d'ailleurs sans provoquer des tensions. Il est probable que le schéma est identique avec l'URSS.

Pourriez-vous revenir sur Khe Sanh et Hué, batailles emblématiques de cette offensive ?

Paradoxalement, en effet, la vision américaine qui s'est imposée par la suite de l'offensive du Têt focalise l'attention sur Hué et Khe Sanh qui sont en fait les batailles qui durent le plus longtemps, ou presque, pendant l'offensive -ce qui évacue facilement le rôle joué par l'armée sud-viêtnamienne, qui soutient le gros des combats dans l'ensemble des provinces du pays. Khe Sanh mériterait un livre en soi, tant l'interprétation de ce qui s'est passé fait débat. La base, qui se situe à l'ouest de la ligne de postes avancés américains au sud de la zone démilitarisée, tout près du Laos, est la tête de pont voulue par Westmoreland dans le cadre de la surveillance de la piste Hô Chi Minh et d'une éventuelle intervention américaine contre ce sanctuaire logistique. Quand les Nord-Viêtnamiens commencent à se concentrer autour de la base, dès les premiers mois de 1967, Westmoreland y voit l'occasion rêvée de mener sa « grande bataille » qui permettra, une fois pour toute, de briser les divisions nord-viêtnamiennes. Mais Khe Sanh se situe dans un endroit difficile d'accès, environné de montagnes recouvertes de brouillard, à la météo capricieuse, près de sanctuaires adverses qui facilitent le ravitaillement logistique de l'ennemi. Ce n'est donc pas a priori l'endroit idéal pour livrer une grande bataille. Cependant, Westmoreland joue une carte maîtresse qui est celle de la puissance de feu, notamment aérienne. L'opération Niagara, conçue en décembre 1967-janvier 1968, va permettre aux Marines assiégés de tenir le siège jusqu'au 7 avril 1968. Il a cependant fallu organiser un ravitaillement aérien de grande ampleur. La coordination de tout cet effort aérien ne s'est pas fait sans friction entre les différentes branches de l'armée américaine. Au final, si les pertes nord-viêtnamiennes se montent à 10 ou 15 000 tués (estimations des Américains, qu'il est difficile par ailleurs de confirmer...), il n'en demeure pas moins que le siège a opportunément détourné l'attention de Westmoreland de l'offensive généralisée à travers le Sud-Viêtnam. C'est pourquoi on s'est demandé assez tôt si le siège de Khe Sanh n'était autre qu'une gigantesque diversion orchestrée par Giap en prélude à l'offensive du Têt. La question est compliquée, là encore, par le problème de l'accès aux sources. C. Currey, le principal biographe de Giap, qui l'a longuement interrogé, est persuadé que Khe Sanh était bien une diversion, hypothèse qui domine dans le débat historiographique. Ce que l'on peut constater, c'est que les Nord-Viêtnamiens retirent des régiments dès la fin février, un mois après le début du siège, pour les basculer en direction de Hué. En outre, ils ne lancent pas d'attaque massive au sol après le bombardement initial, qui détruit pourtant le principal dépôt de munitions de la base. On peut du moins en déduire que même si Giap a cherché à rééditer la victoire de Dien Bien Phu au départ, il a probablement changé d'objectifs au bout d'un certain temps, comprenant qu'il ne pourrait pas emporter la base.

La bataille de Hué a également concentré l'attention des médias américains, dès l'époque, comme tout combat urbain depuis, de par son aspect spectaculaire -la guerre du Viêtnam étant le premier conflit massivement suivi à la télévision par les Américains. Les Nord-Viêtnamiens réussissent leur pari en s'emparant quasiment de toute la ville dès le 31 janvier -à l'exception de deux enclaves qui vont servir, malheureusement pour eux, à la reconquête de la cité. Les Marines doivent réapprendre le combat urbain en s'attaquant à la partie moderne de la ville, au sud de la rivière des Parfums, tandis que l'ARVN, grande oubliée de cette bataille là encore, progresse au nord, autour de la Citadelle. Quand la ville est reprise, elle est en ruines, pour bonne partie, car il a fallu se résoudre à utiliser une énorme puissance de feu, particulièrement sur la rive nord. Le tableau est encore assombri par les massacres commis par les communistes pendant l'occupation de la ville, pour affaiblir le régime sur place. Pour les Américains, la reconquête de Hué fait figure de symbole du sang versé pendant le conflit.

On a souvent présenté l'offensive du Têt comme "le début de la fin" de l'engagement américain au Vietnam ou encore comme à la fois une défaite militaire et une victoire politique nord-vietnamienne, pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

C'est exactement ça, le début de la fin. Le résultat principal de l'offensive du Têt est bien d'entraîner, à terme, le retrait des Etats-Unis, ce qui va affaiblir la position du Sud-Viêtnam et permettre à ses adversaires de le vaincre moins de dix ans plus tard. C'est là que réside la victoire politique de Hanoï. Globalement, le Têt est plutôt un échec militaire pour les communistes, notamment en raison des pertes subies par le Viêtcong, dont les unités régulières sont décimées. Il faut cependant le relativiser : les pertes sont facilement comblées par le Nord-Viêtnam, elles sont inégales selon les régions (le Viêtcong reste encore assez fort dans le delta du Mékong) et l'offensive a également usé les unités d'élite de l'ARVN, Marines, paras et Rangers, ce qui n'est pas négligeable. L'argument de la défaite militaire a été avancé par les historiens révisionnistes américains qui cherchaient à justifier l'échec au Viêtnam en arguant d'une victoire militaire sur le terrain, annulée par une défaite politique et psychologique. Or, la surprise du Têt a été quasi totale et les combats parfois très violents y compris côté américain -on peut même remonter à la phase préparatoire du Têt pour le montrer sans peine, avec les combats à Khe Sanh ou Dak To. La victoire militaire américaine est donc à nuancer, d'autant plus que les communistes sont capables, dès le mois de mai 1968, de lancer la deuxième phase de l'offensive -le « Mini Têt »- des Américains... avec autant d'hommes qu'au mois de janvier !

Quelles sont les principales leçons tirés par les Américains de l'offensive du Têt et ont-elles encore des répercussions sur la manière de faire la guerre des Américains dans les conflits contemporains ?

Le problème, c'est que l'armée américaine ne tire pas forcément les leçons de l'offensive du Têt et même de la guerre du Viêtnam dans son entier ! Abrams, qui succède à Westmoreland dès le mois de juin 1968, mixe plus adroitement guerre d'attrition et contre-insurrection, mais les objectifs restent parfois les mêmes que ceux de son prédécesseur -notamment en ce qui concerne le body count... en réalité, l'expérience viêtnamienne est rapidement évacuée après le retrait de 1973 et surtout après la chute du Sud-Viêtnam en 1975. L'US Army retourne à ses réflexions sur le combat conventionnel en Europe centrale face à une éventuelle offensive soviétique. C'est le temps de la doctrine dite  « Active Defense », puis la formulation de celle de l' « Airland Battle », inspirée du réexamen américain de l'art de la guerre soviétique, adapté aux circonstances du moment. C'est cette partition que les Américains jouent en 1991 contre l'armée irakienne pendant la guerre du Golfe. Mais l'expérience de la contre-insurrection, de la lutte contre une guérilla, des problèmes des objectifs stratégiques et tactiques, des liens entre le politique et le militaire, ne sont pas forcément revus comme ils auraient peut-être dû l'être. On le constate dès les premières interventions américaines consécutives à l'effondrement de l'URSS, comme en Somalie. Puis, avec l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak, et bien que les contextes soient profondément différents, certains problèmes ressurgissent, à tel point que la comparaison s'impose rapidement et que l'on va parler de « syndrôme viêtnamien ». Manifestement, il y a un fond de vérité. Le traumatisme américain plane encore largement au-dessus de l'armée des Etats-Unis...



Combats dans l'aéroport de Tan Son Nhut durant l'offensive du Têt (via Wikicommons)
Enfin, ce conflit a engendré par la suite une production cinématographique et télévisuelle relativement riche, pourriez-vous revenir sur celle-ci ?

La mise à l'écran de la guerre du Viêtnam commence dès le conflit lui-même : John Wayne, farouche supporter de l'intervention américaine, produit et interprète Les Bérets Verts, qui, sans surprise, cherche à justifier l'engagement des Etats-Unis au Sud-Viêtnam, l'année même de l'offensive du Têt. C'est d'ailleurs un des seuls films qui sera favorable à la position des Etats-Unis. Les premiers films américains à succès sur le sujet, qui apparaissent quelques années après la chute du Sud-Viêtnam en 1975, sont déjà beaucoup plus critiques. Voyage au bout de l'enfer du Michael Cimino, en 1978, est une réflexion sociale sur l'engagement des conscrits au Viêtnam et leurs séquelles, notamment pour les prisonniers de guerre. La même année sort un film beaucoup moins connu, de Ted Post, Le Merdier, qui lui montre la faillite du soutien américain au Sud-Viêtnam à l'époque des conseillers militaires, avant l'intervention directe, en 1964. L'année suivante, Apocalypse Now, qui n'est pas à proprement parler un film antiguerre, plonge le public américain dans ce qu'a pu être toute l'horreur du conflit. Quelques années plus tard, en 1982, Ted Kotcheff introduit la problématique du retour des vétérans américains aux Etats-Unis avec le premier Rambo, qui vaut davantage que ne le laissent penser les films suivants (Rambo II et III), beaucoup plus nationalistes et cocardiers. Le problème des disparus, que les Etats-Unis reaganiens ressentent comme une affreuse brûlure, est l'objet de nombreux films patriotiques : Retour vers l'enfer, en 1983, et, dans un genre encore plus criard, la série des Portés Disparus avec Chuck Norris qui commence en 1984 -on sait rarement d'ailleurs que Chuck Norris a perdu son frère pendant le conflit, tué alors qu'il était membre de la 101st Airborne Division, en 1970. En 1986, Oliver Stone, se basant sur sa propre expérience, livre l'aperçu d'un fantassin américain dans une section lambda à travers Platoon, qui évoque aussi la question des crimes de guerre commis par les Etats-Unis. L'année suivante, Stanley Kubrick offre avec Full Metal Jacket la vision délirante de Marines conditionnés à devenir de véritables machines à tuer et plongés dans l'offensive du Têt, en pleine bataille de Hué – c'est d'ailleurs un des rares films à évoquer directement les combats du Têt.

Le Viêtnam reste un thème assez important jusqu'aux années 1990 dans les films, mais c'est surtout la série L'enfer du devoir, de 1987 à 1990, qui va marquer l'opinion américaine et même française après sa diffusion dans l'hexagone -moi-même, étant jeune, j'ai été également captivé par cette série. L'enfer du devoir illustre bien le retournement de perspective qui s'est opéré à l'égard du conflit dans les productions télévisées : de l'image du vétéran du Viêtnam psychopathe ou sadique incapable de se réinsérer et qui bascule facilement dans le crime (figure commune de nombre de séries télévisées policières, comme Kojack, Rick Hunter, etc), on passe au soldat américain plongé dans l'enfer du Viêtnam et qui essaie de faire son devoir sans se mêler de politique et en dépit plutôt qu'avec l'allié sud-viêtnamien. Le discours révisionniste -au sens historiographique du terme- et conservateur est passé lentement mais sûrement à la télévision. On retrouve cette tendance dans quelques-uns des rares films qui, depuis les années 2000, abordent encore la thématique, comme Nous étions soldats (2002), avec Mel Gibson, qui, par bien des côtés, se rapproche plus des Bérets Verts de John Wayne que d'Apocalypse Now ou Platoon.

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